Anne-Marie Giroux, par Robert Bernier
Et si… ?
Elle est venue aux arts visuels par la chorégraphie. Ce qui nous conduit à une interrogation en apparence toute simple. Mais pourquoi donc une créatrice qui s’exprime avec le mouvement a-t-elle choisi une pratique où l’inertie domine ? La réponse n’est pas si simple en fait… D’abord parce qu’il y en a plusieurs et qu’ensuite parce qu’elles sont gigognes…
Être bois, métal, pierre… femme et mortelle
L’univers chorégraphique d’Anne-Marie Giroux conjugue plusieurs disciplines et si le mouvement est un élément naturel et fondamental, il partage l’espace scénique avec entre autres, l’image, le son et la sculpture. Mais ce qui explique encore davantage son choix de poursuivre son exploration artistique par les arts visuels c’est que, dans ses chorégraphies, elle utilise depuis ses débuts l’inertie. Sa gestuelle est interrogatrice et l’arrêt ponctue le mouvement comme le silence donne corps à la musique. Sa dernière œuvre chorégraphique à ce jour, Aube et Crépuscule, réalisée en 2001, témoigne avec éloquence de cette approche empreinte de solennité et de sobriété. La créatrice utilise la lenteur comme vecteur poétique. À travers les mouvements à la fois saccadés et gracieux, la lumière, les sonorités et les éléments sculpturaux liés aux corps des danseurs personnifiant « être bois », « être métal » et « être pierre », Aube et Crépuscule évoque le déroulement de la vie, ses défis et surtout sa finalité.
Aube et Crépuscule, 2001 . Crédit photo Anne-Marie Giroux
Cette approche demeure la même dans ses créations en arts visuels qui prennent professionnellement forment à partir de 2008. Dans l’une ou l’autre de ses pratiques artistiques, Anne-Marie Giroux s’exprime toujours avec un élan discret. Son questionnement demeure aussi le même. Pourquoi sentir, réagir, aimer et pleurer si tout cela est destiné ultimement au rien ? Un art d’appréhension ? De résignation ? Et si…
Je, tu, elle…
Un questionnement sur la fatalité. Seulement, cela cache aussi quelque chose de plus fondamental encore, le temps. Ce mystère que la science n’arrive toujours pas à percer. L’œuvre d’Anne-Marie Giroux résulte d’une observation poétique du temps et de l’usure. Elle le fait par la lenteur en pesant chaque pas, chaque geste, avant de prendre son élan et finalement trouver son temps jusqu’à le reperdre... Cela dissimule une réflexion sur la notion de conscience liée à un corps, le sien, le vôtre. Des myriades de vies et d’espèces, toutes pourvues d’un espace dans l’espace. Jusqu’à…
Après Aube et Crépuscule, en 2002, Anne-Marie Giroux amorce une réflexion lente. Elle écrit, elle peint, cherche. Ce n’est pas sa première incursion dans l’univers des arts visuels puisqu’elle intègre la sculpture dans ses chorégraphies, notamment avec la complicité du peintre sculpteur Jérôme Poirier avec qui elle partage également sa vie jusqu’en 2003. Au milieu des années 2000 un changement important s’installe. Sa première série de tableaux totalement assumée arrive alors. Elle la baptise, Rouge. Nous sommes en 2008, sept ans après le début de sa réflexion. Cette série est unique dans l’ensemble de sa création. Elle se distingue par l’utilisation de couleurs pures et une touche particulièrement expressive. Ce que l’on ne reverra pas, ou peu. Certes la couleur pure revient par la suite, mais toujours balisée.
En 2010, Anne-Marie peint Kaifeng, China. Une série de tableaux inspirée de cette ancienne capitale de la Chine qu’elle découvre lors d’un voyage en 2008 alors que son nouvel amoureux a obtenu un poste d’enseignant dans une université chinoise. Le choc est total. Anne-Marie Giroux confirme son aisance avec la matière. Avec une économie de détail, la pâte s’impose. Son geste est juste, sans fioriture. Dans cette série, les portraits remarquables d’un vieil homme rencontré à la gare de Kaifeng qu’elle intitule, Six portraits de Monsieur K in China, sont à signaler. Elle présente les deux séries en 2010. Une première exposition solo, plus ou moins en circuit fermé, dans un atelier d’artiste. N’empêche, c’est ce qui donne le coup d’envoi à une exploration multidisciplinaire différente et à une recherche assidue en arts visuels.
La stridulation des criquets
Près d’un lac, la nuit, dans la forêt noire, vous avez droit à un spectacle sonore aussi grandiose qu’étourdissant, le chant des criquets. Ce chant d’amour est créé par le frottement des pattes arrière sur les ailes. Dans la forêt abitibienne, où Anne-Marie Giroux séjourne à plusieurs reprises, c’est devenu un chant de désolation. L’action de l’homme sur la forêt est dévastatrice. Les coupes à blanc, la pollution, les feux, font des ravages insoupçonnés. Anne-Marie Giroux est bouleversée. Naîtra de ce choc deux séries d’œuvres sur la précarité de la nature, Si un arbre j’étais (2011-2016) et Forêt Morte (2012-2015).
Sur la toile des formes angulaires qui évoquent un arbre aux allures humaines. L’approche est solennelle, épurée, sans artifice. C’est elle.
L’arbre, solide, lent et enraciné dans son milieu nourricier, est placé face à lui-même. Quoiqu’il fasse il ne pourra échapper à son destin. Anne-Marie Giroux introduit à partir de cette série la forme-objet, prélude à des créations tridimensionnelles qui apparaitront bientôt. À partir de 2011 jusqu’en 2016 l’artiste explorera cette métaphore du tout est dans tout. En 2013, elle présente les deux séries dans une exposition intitulée Quand la matière prend corps. Un titre évocateur du propos. Un jour le criquet se taira…
Les séquences de la dérive…
À compter de 2014 s’amorcent également plusieurs séries autour du thème de la dérive qui s’exprime par plusieurs séquences ; Dérive, À la dérive, Dérive à la dérive, Dérives Phase I, Fragments et Dérives à la dérive Phase II. Plus que simplement des séries, il s’agit d’un cycle qui tranquillement semble la mener à la réintégration du mouvement. À suivre. En attendant, il faut savoir que les différentes séquences de la dérive pourraient être considérées dans une seule œuvre évolutive. Une métaphore du temps. Une manière discrète d’introduire le mouvement. De prendre son élan, car la dérive n’est pas encore arrivée à terme.
La première version est créée en 2014. Puis une seconde en 2017. À cette époque Anne-Marie Giroux se consacre surtout à la peinture, avec Dérive (2014-2018) et À la dérive (2017-2018), pour introduire par la suite la troisième dimension dans son travail. Il en résulte une œuvre-bilan. Le constat d’une quête de l’espace qui se transforme en un outil de création poétique et revendicateur. Son objectif est de trouver puis d’exprimer sa place comme femme-artiste. Son canevas devient alors le temps. Car son travail est avant tout un questionnement sur le sens de la durée. D’abord chorégraphe en danse contemporaine, les arts visuels viennent enrichir sa recherche artistique. Le mouvement et l’inertie s’allient.
En 2019, elle élabore une première phase d’une installation composée d’œuvres tridimensionnelles qu’elle titre, Dérives Phase I. L’œuvre gagne en complexité si bien qu’on l’invite à la présenter à la foire d’art contemporain Artist Project, à Toronto. Toujours en 2019, elle est l’une des 52 finalistes de l’édition biennale du concours Salt Spring National Art Prize, en Colombie-Britannique.
Anne-Marie Giroux n’en a toutefois pas encore fini avec cette thématique. En 2020, elle débute un nouveau processus de création qui se poursuivra jusqu’en 2023. Une nouvelle étape créative autour de la dérive en résulte, Dérives à la dérive Phase II. Les éléments fondamentaux des versions précédentes demeurent, toutefois son désir d’extirper le sens de la matière la mène plus loin dans ses recherches comme peintre et sculpteur. Dans ce grand assemblage, la tradition s’ouvre à l’exploration, l’acquis à l’accident. Profitant d’une résidence d’artiste pendant la pandémie, elle repousse ses propres limites. En avril 2023, elle poursuit son élan créateur avec la première présentation publique de cette version chez Produit Rien, à Montréal.
Dérives à la dérive Phase II chez Produit Rien, Montréal 2023. Crédit photo Paul Litherland et Anne-Marie Giroux
Celle-ci est la plus aboutie. Chacun des éléments dramatise la surface. L’installation trace un fil poétique ténu et solennel par ses interactions scénographiques. Si le cœur de sa réflexion est incontestablement biographique, l’artiste en déborde aussi largement les frontières. Elle porte un regard sur l’inéluctable. La finalité de toute chose s’opposant à la prétention humaine de contrôler son environnement dans toutes ces variantes. L’abandon peut-il être aussi un acte de confiance ? Une clé pour atteindre la transcendance ? A-t-on le choix ? Dans notre univers où l’illusion brille comme Icare dans le firmament des prétentions humaines, l’artiste interpelle le spectateur en lui posant une simple question, la vie a-t-elle un sens autrement que dans l’instant ? Elle réintroduit un moulage d’elle-même réalisé il y a trente ans par Jérôme Poirier. Telle une gisante, elle témoigne que le temps l’emportera.
Et si… ?
Robert Bernier, juin 2024
Robert Bernier enseigne aux adultes à mieux comprendre la peinture, pendant plusieurs années. Il écrit également de nombreux livres sur la peinture tels que Jean Paul Riopelle, Visions d’Amérique, Un siècle de peinture au Québec (1999), La peinture au Québec depuis les années 60 (2002), Miyuki Tanobe (2004), Claude Le Sauteur (2005), Tex Lecor, Ombre et lumière chez Québec-Amérique (2022), Louis-Paul Allard, Un homme d’exception aux Éditions Un monde différent (2023), Raconte-moi Jean Paul Riopelle chez Boomerang Éditeur (2023). Fondateur et directeur de la revue Parcours de 1989 à 2017, il écrit également pour plusieurs publications, rédige des textes pour de nombreux catalogues et agit comme commissaire d’expositions. En 2025, il publiera son premier roman jeunesse chez Hugo Publishing.
Une vidéo-témoin de l’installation Dérives à la dérive Phase II réalisée par Anne-Marie Giroux est disponible sur Vimeo: